CHAPITRE XVIII
Mohamad Khushal somnolait à l’arrière de son boutre, abruti par l’excellent haschich iranien dont on lui avait fait cadeau, et laissant son second tenir la barre en direction du port de Gwadar, lorsqu’un de ses marins se mit à gesticuler en montrant un point vers bâbord arrière. La nuit tombait, mais le Baloutche reconnut la silhouette grise d’un patrouilleur de la marine pakistanaise, qui fonçait à toute vitesse dans sa direction.
Instantanément, il fut réveillé. Que voulait ce navire de guerre, à plus de cinquante milles de la côte ? La réponse était évidente. Le racket. On allait prétendre que son bateau n’était pas aux normes ou qu’il se livrait à un trafic quelconque, pour lui piquer quelques milliers de roupies. Il descendit dans sa minuscule cabine et se hâta de dissimuler derrière une planche de la boiserie la plus grosse partie de l’argent du bord. En ce qui concernait la cargaison, il était tranquille : sa cale était vide, à part quelques jarres de miel. Lorsqu’il remonta sur le pont, le patrouilleur était tout près et un projecteur braqué sur le boutre en train de stopper. La voix puissante d’un haut-parleur hurla de stopper complètement et le patrouilleur se rapprocha encore pour, finalement, s’immobiliser à tribord tandis que les marins lançaient des bouts afin d’amarrer les deux navires l’un à l’autre. À peine les deux navires furent-ils à couple qu’un officier pakistanais sauta sur le pont du boutre, et vint droit sur Mohamad Khushal.
— C’est toi le capitaine ?
— Oui.
— Tu t’appelles bien Mohamad Khushal ?
— Oui, confirma, surpris et inquiet, le capitaine du boutre.
— Tu viens avec nous, ordonna d’un ton sans réplique l’officier pakistanais.
Joignant le geste à la parole, il le poussa vers une échelle de corde jetée du patrouilleur. Houspillé, terrifié, le vieux marin atterrit sur le pont du patrouilleur, et fut immédiatement menotte.
— Mais qu’est-ce que vous voulez ? protesta-t-il.
La seule réponse fut une grêle de coups. Tassé sur le pont, il décida d’attendre la suite. Sans comprendre. Déjà, le patrouilleur repartait, en direction de la côte, sans même fouiller le boutre. Ahuri, Mohamad Khushal entendit soudain le bruit caractéristique d’un hélicoptère, et bientôt les feux de position de l’engin s’immobilisèrent au-dessus du patrouilleur qui ralentit son allure. Du coin de l’œil, Mohamad Khushal vit descendre du ciel un objet étrange. Une nacelle en filet suspendue à un câble. À peine eut-elle touché le pont que des marins se ruèrent sur lui et l’enfournèrent dans le filet, comme un animal. Aussitôt, la corde se tendit et il s’éleva dans l’air.
L’hélico, sans remonter le filin, mit le cap sur la côte, dont on apercevait les lumières. Mort de peur, Mohamad, qui était un bon musulman, se mit à prier.
Qu’est-ce que tout cela signifiait ?
Le voyage fut très court. Une vingtaine de minutes. Il reconnut alors le port de Gwadar. C’était la première fois qu’il voyait sa ville du ciel. L’hélico continua vers le nord pour atterrir dans la cour d’une caserne de l’armée pakistanaise, au milieu d’un groupe de civils et de militaires qui l’arrachèrent à son filet, le remirent sur pied et l’entraînèrent brutalement à l’intérieur des bâtiments.
Il se retrouva dans une pièce nue avec une chaise au milieu, à laquelle on l’attacha, menotté. Un civil se planta en face de lui et lança :
— Tu t’appelles bien Mohamad Khushal ?
— Oui.
L’autre le gifla violemment, deux fois, comme si ce nom était un blasphème.
— Tu es le capitaine d’un boutre d’ici ?
— Oui.
Nouvelle paire de gifles. Il était aux mains de l’ISI. L’homme qui le frappait attira une chaise et se plaça face à lui.
— Mohamad, dit-il, un jour d’avril dernier, tu as embarqué un chargement avec l’aide d’une grue et de quelques hommes qui arrivaient de la montagne, escortés par les hommes du Nawar Jamil Al Bughti. Je veux tout savoir sur ces hommes, sur la marchandise que tu as chargée et, surtout, où tu l’as déchargée. Si tu dis un seul mensonge, je t’arrache les couilles avec des tenailles.
Pour bien montrer qu’il était sérieux, ce dont Mohamad Khushal ne doutait pas, il le gifla, quatre fois de suite.
Le vrai dialogue pouvait commencer.
*
* *
Aisha Mokhtar venait de commander une glace à la vanille et aux fruits rouges, dessert préféré de la reine Elizabeth II, dans le cadre un peu triste de la salle à manger de l’hôtel Connaught, dans Bond Street, lorsque le portable de Malko sonna. La voix qui sortait de l’appareil était si forte qu’il dut l’éloigner de son oreille. Le maître d’hôtel lui jeta un coup d’œil réprobateur. Dans ce temple de la vieille Angleterre, le portable était tout juste toléré.
— Ça y est, ils ont retrouvé le bateau qui est parti à Mogadiscio ! claironna Richard Spicer. On vous attend au « 6 », 14 h 30.
Il avait juste le temps de reprendre une tranche de l’extraordinaire rosbeef coupé au goût des clients, à la cuisson absolument parfaite. Aisha Mokhtar lui jeta un regard curieux.
— Que se passe-t-il ?
— Nous venons de franchir un pas peut-être décisif !
Les Pakistanais ont retrouvé le capitaine du boutre qui a transporté cette arme nucléaire de Gwadar à Mogadiscio. Espérons que cela mènera quelque part.
Aisha ne répondit pas. Elle qui se préparait à essayer une des chambres du Connaught était franchement déçue. La perspective d’un engin nucléaire en liberté ne semblait pas la toucher, ce qui n’était pas le cas de tout le monde. Discrètement, les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient mis tous leurs services d’écoutes en alerte rouge, multiplié les contrôles maritimes, recherchant le moindre indice pour retrouver la trace de l’engin, qui semblait s’être volatilisé depuis son départ de Gwadar. Tous les Services amis avaient été sensibilisés également, et la CIA leur avait communiqué les éléments dont elle disposait, c’est-à-dire pas grand-chose. Bien entendu, le secret le plus absolu entourait l’affaire : inutile de déclencher une panique mondiale.
Malko demanda l’addition, baisa la main d’Aisha et la laissa en tête à tête avec sa glace royale. Vingt minutes plus tard, un jeune Anglais du MI6, habillé comme une gravure de mode, l’introduisait dans le bureau de Sir George Cornwell. Malko aperçut tout de suite la grande carte fixée au mur du fond : la côte somalienne, de Djibouti à Mombasa, encadrée par des photos prises par des drones de la région de Mogadiscio.
Courtoisement, le chef du MI6 se leva et vint l’accueillir. Une douzaine de personnes étaient réunies autour d’une grande table de conférence Queen Ann, cirée de frais. À part Richard Spicer, tous étaient des Britanniques du MI6. Sir George Cornwell les présenta et Malko retint le nom d’Ellis MacGraw, chef de poste à Nairobi, et d’un certain Gregor Straw, responsable des opérations clandestines. Il y avait aussi un conseiller naval du MI6, parmi ceux dont il ne retint pas le nom.
L’ambiance était visiblement tendue…
— Avez-vous de bonnes nouvelles ? interrogea Malko en prenant place à côté de Richard Spicer.
— Nous avons des nouvelles, tempéra le Britannique. L’ISI a retrouvé le capitaine du boutre ayant transporté l’engin et l’a confessé. Je pense qu’il a dit tout ce qu’il savait.
Quand on connaissait leurs méthodes d’interrogatoire, c’était une vérité d’évidence. D’autant qu’ils étaient sérieusement motivés.
— Alors ? demanda Malko.
— Il a dit ne rien savoir de la cargaison qu’il a décrite. On nous a envoyé un croquis : cela peut être n’importe quoi ! Un objet d’environ deux mètres de long, sur quatre-vingts centimètres de haut, dissimulé sous une bâche en plastique noire, le tout fixé sur une palette. D’après le grutier qui l’a déposé à bord du boutre, l’ensemble pesait environ 600 kilos.
— Et d’où venait-il ?
— Il n’en savait rien, mais le convoi était protégé par un chef tribal retrouvé lui aussi par l’ISI, qui l’avait pris en charge dans un coin perdu à l’ouest de Quetta. Les Paks y sont allés avec des compteurs Geiger et n’ont rien trouvé, les habitants du hameau se souviennent que des gens – des Pakistanais – sont venus travailler quelque temps dans un hangar, mais rien de plus. Là-bas, on ne pose pas de questions. Bref, nous avons la date exacte de l’embarquement sur le boutre : le 26 avril.
— Avec qui ?
— Il y avait des Pakistanais et des Arabes. Dont l’un correspondrait au signalement d’un membre de l’entourage de Bin Laden, Yassin Abdul Rahman. D’après le capitaine du boutre, ces hommes étaient très pieux et n’avaient pas l’habitude de la mer : ils ont été malades pendant toute la traversée. Ils ne parlaient pas à l’équipage, se contentant de prier, de dormir et de manger. Ils ont mis presque trois semaines pour arriver en Somalie ! Ce boutre marche, au mieux, à huit nœuds. Avant de toucher la côte, le grand Arabe qui portait toujours une djellaba blanche a communiqué par portable avec quelqu’un à terre. Ils sont arrivés à la nuit tombée. Une barge munie d’une grue est venue prendre le chargement et les hommes qui l’accompagnaient. Le capitaine a été payé et remercié.
— Où était-ce ?
— Il ne connaissait pas le nom, une plage à une trentaine de kilomètres au nord de l’ancien port de Mogadiscio.
— Et la barge ?
— Elle a gagné le rivage et il ne s’en est plus occupé. Ils avaient rencontré pas mal de mer et le capitaine voulait se reposer avant de repartir le lendemain matin. Ce qu’il a fait à l’aube. Il a remarqué qu’une quinzaine de boutres et deux grands navires dont un pétrolier étaient ancrés à une certaine distance de la plage.
— D’après la description, intervint Richard Spicer, il s’agit de la plage d’El-Ma’an, transformée en port de secours par un des clans qui contrôlent Mogadiscio.
— Donc, conclut Malko, cela confirme que l’engin nucléaire a bien été déchargé en Somalie. Mais nous ignorons tout de la façon dont il est reparti. À moins qu’il y soit toujours…
— C’est exact, reconnut Sir George Cornwell. Je vais passer la parole à Ellis MacGraw qui va vous parler de la situation en Somalie.
— Les neuf millions de Somaliens vivent depuis dix ans dans une autarcie absolue, expliqua le chef de poste du MI6 à Nairobi. Il n’y a plus de gouvernement ni d’administration, pas d’impôts, rien. C’est l’anarchie absolue, une jungle urbaine tenue par des groupes de miliciens extrêmement dangereux, qui marchent au khat et rackettent ou tuent tous les étrangers. Aussi, toute intrusion à Mogadiscio est fortement déconseillée. Quand on traverse le quartier de Bakara, au centre de la ville, on risque sa vie ou le kidnapping à chaque seconde. Les très rares Blancs sont des journalistes intrépides ou des membres d’ONG, mal vus de la population, qui survit tant bien que mal. Impossible de se déplacer seul : si vous n’avez pas une escorte de technicals[46], vous êtes enlevé ou tué en quelques minutes. Mais il arrive aussi que ceux qui sont chargés de vous protéger vous tuent ou vous dépouillent.
— Avez-vous des informations sur le sujet qui nous intéresse ? demanda Malko.
— Hélas non. Celles que nous obtenons ne sont pas en temps réel. Elles viennent à travers les contacts que nous entretenons avec le gouvernement somalien en exil, du président autoproclamé Abdullahi Youssouf Ahmed, qui réside à Nairobi avec ses quatre-vingt-neuf ministres… Il promet toujours de venir se réinstaller à Mogadiscio, mais le dernier voyage de son Premier ministre, il y a deux mois, a été marqué par un attentat qui a fait quinze morts et trente-huit blessés…
— Donc, il y a très peu de chances d’obtenir là-bas quelque chose sur notre problème ?
Ellis MacGraw opina.
— Très peu. Je n’obtiens que des renseignements politiques sur l’équilibre entre les différentes factions qui règnent sur ce pays de fous. Seule une enquête à Mogadiscio permettrait peut-être d’apprendre quelque chose.
— Vous n’avez personne là-bas ?
— Nous avons essayé, il y a quelques mois, d’envoyer une de nos field officers, sous couvert d’action humanitaire. Une certaine Kate Peyton. Elle avait des recommandations du gouvernement en exil et un contact sur place. Un homme qui travaille pour nous, un Somalien. Au début, tout s’est bien passé. Kate Peyton est arrivée de Nairobi sur un des avions qui apporte le khat cultivé au Kenya et s’est installée en ville. Évidemment, toutes les informations qu’elle pouvait recueillir étaient précieuses.
— Elle était protégée ?
— Bien sûr. Une équipe de miliciens escortait son 4 × 4, avec un technical muni d’une mitrailleuse lourde.
— Elle a fourni des informations importantes ? Ellis MacGraw baissa les yeux.
— Deux jours après son arrivée, quelqu’un lui a tiré deux balles dans le dos, en pleine ville, en face de l’hôtel Sahali, d’une voiture qui s’est perdue dans la circulation. Ses gardes du corps n’ont pas pu ou pas voulu riposter. On n’a jamais retrouvé ses assassins. D’ailleurs, dans une ville où il n’y a pas de police, ce n’est guère étonnant… Il y a une moyenne de cent blessés par balles par mois, et un seul hôpital : l’hôpital Medina, où il n’y a ni réanimation ni banque de sang, tout juste un anesthésiste. Tout le personnel est somalien. Il y a longtemps qu’il n’y a plus un Blanc en ville.
— Vous avez encore un contact ?
— Oui. Mohammed Kanyaré, le patron d’une des trois grandes milices qui tiennent Mogadiscio. Il possède un aéroport privé, à Daynile, près de Mogadiscio, qui concurrence celui de K.50, et qui est devenu une plaque tournante pour l’héroïne arrivant de Thaïlande, le khat du Kenya et des armes d’un peu partout.
— Il est susceptible de posséder des informations sur notre affaire ?
Ellis MacGraw eut un sourire froid.
— Il est au courant de tout ce qui se passe. C’est une question de survie. Imaginez que ses rivaux fassent venir un armement sophistiqué pour se débarrasser de lui ? Il a sûrement des yeux à El-Ma’an.
— Il parlerait ?
— Oui, je pense. Il a besoin de nous quand il veut voyager, sinon il est coincé comme un rat à Mogadiscio. Nous acceptons, de temps en temps, de lui remettre un laissez-passer pour venir à Londres.
— Vous ne l’avez pas interrogé ?
Cette question parut de l’humour britannique au chef de l’antenne de Nairobi.
— Il faudrait aller le lui demander en personne et en tête à tête… Si ses rivaux savaient qu’il travaille avec nous, ils le feraient liquider.
Un ange passa. Richard Spicer regardait obstinément la table. Malko se tourna vers lui.
— Richard, il semble que Mogadiscio soit in british turf[47]. Y avez-vous quelqu’un ?
Le chef de station de la CIA à Londres secoua la tête négativement et consentit à affronter le regard de Malko.
— Nope. Nous n’avons jamais été riches dans la région. Il y a quelques sous-traitants à Djibouti, mais ils ne sont pas très fiables.
L’ange repassa. On était au point mort, mais, vu la qualité du silence, Malko sentit qu’il y avait anguille sous roche. C’est Sir George Cornwell qui le brisa en s’adressant à lui.
— My dear Malko, nous avons un véritable problème, qu’il nous faut résoudre très vite. La bombe est très probablement repartie de Somalie. Hélas, nous ignorons sur quel bateau. Les services pakistanais ne peuvent plus nous être du moindre secours… Sultan Hafiz Mahmood est muré dans le silence pour un temps indéterminé. Et le temps passe… Il n’y a plus qu’une carte à jouer : aller à Mogadiscio pour essayer de savoir sur quel bateau cet engin de mort est parti. Accepteriez-vous cette mission ?
Silence pesant. Lisant probablement dans les pensées de Malko, le patron du MI6 ajouta aussitôt :
— Il m’est impossible d’expédier quelqu’un de chez nous là-bas après ce qui s’est passé en février. Une question d’éthique. Et, de plus, comme je ne peux utiliser qu’un volontaire, je risque de ne pas en trouver. La plupart de nos agents sont mariés et pères de famille.
Comme quoi le statut de célibataire de Malko le rendait taillable et corvéable à merci… Sans compter que le sang britannique semblait aussi précieux que l’américain. Tandis qu’un aristocrate, barbouze hors cadre, de la vieille Europe, cela portait moins à conséquence. Tous les regards étaient tournés vers lui, sauf celui de Richard Spicer, obstinément vissé sur la table. Malko pouvait évidemment se lever et partir, ou expliquer à Sir George Cornwell que ce n’était pas très élégant de l’envoyer au massacre… Il se contenta de demander :
— Qu’est-ce qui me vaut cet honneur douteux ?
Sir George Cornwell, sentant le poisson ferré, se permit un sourire radieux.
— Because you are the best[48]…
— Je leur ai beaucoup parlé de vous, renchérit Richard Spicer et ils connaissent vos états de service. Je me suis entretenu avec M. Frank Capistrano à la Maison Blanche, c’est lui qui nous a suggéré de vous poser la question. Mais évidemment, il faut que vous soyez volontaire…
Un ange traversa la pièce en se tordant de rire… À moins d’être fou furieux, personne ne pouvait être volontaire pour aller à Mogadiscio… Même avec une armure. Les Britanniques étaient quand même fair-play : ils auraient pu ne pas mentionner la triste aventure de Kate Peyton. Lentement, Malko parcourut du regard tous les visages graves tournés vers lui. C’était un moment historique et ils l’avaient bien piégé. Il savait très bien que s’il disait non, et que l’engin nucléaire explose à New York ou ailleurs quelques jours plus tard, sa carrière d’espion était terminée et que lui-même ne se sentirait pas bien…
— Alors, demanda-t-il, quand avez-vous prévu mon départ ?
Il ressentit physiquement le soulagement des hommes assis autour de la table. Tous savaient le risque qu’il prenait et appréciaient. Il sembla à Malko qu’il y avait quelque chose qui ressemblait à de l’émotion dans la voix de Sir George Cornwell, lorsque le patron du MI6 dit avec un tout petit peu d’emphase :
— Je vous remercie au nom de la reine.
Malko ne trouva rien à dire. Après un court silence, le patron du MI6 ajouta :
— Puis-je vous faire une suggestion ?
— Certainement.
— Vous devriez partir à deux. Malko faillit s’étrangler.
— À deux ! Mais pourquoi ? C’est Ellis MacGraw qui répondit.
— Les rares journalistes et humanitaires vont toujours par couple… Un homme seul risque d’être repéré immédiatement par des miliciens et d’avoir plus de problèmes…
— Et qui serait ma partenaire ? demanda Malko. Richard Spicer répondit d’une voix hésitante :
— Il me semble que miss Aisha Mokhtar n’a rien à vous refuser. Et puis, elle parle urdu et arabe. Cela peut servir là-bas.
Évidemment, c’était bien vu. Sauf qu’Aisha Mokhtar n’était pas vraiment kamikaze…
— Je veux bien lui demander, dit Malko, mais… Sir George Cornwell le coupa sèchement :
— Il ne faut pas lui demander. Elle n’a pas le choix : ou elle part avec vous, ou elle couche ce soir en prison. Pour complicité dans une entreprise terroriste. Je pense qu’elle a entendu parler de Guantanamo…
Vu comme cela, c’était différent. Entre Mogadiscio et Guantanamo, on pouvait légitimement hésiter… Sir George Cornwell regarda sa montre.
— Il est trois heures. Un Gulfstream attend à Heathrow, prêt à décoller avec un préavis d’une heure. Il faudrait que vous arriviez à Nairobi demain matin très tôt, de façon à pouvoir repartir immédiatement de Wilson Airport pour Mogadiscio. Ellis va vous briefer et vous donner les contacts indispensables dans l’avion. Il voyagera avec vous.
— Je vais m’y rendre sous mon vrai nom ?
— Oui. Je pense. Votre passeport autrichien vous assure une très relative protection. L’Autriche est un pays neutre. Aisha Mokhtar utilisera son passeport pakistanais.
— De quoi ai-je besoin ?
— D’argent et de chance, répondit Ellis MacGraw. Même pas besoin d’arme. Il est préférable de sous-traiter votre sécurité aux miliciens locaux, selon la coutume, pour quelques centaines de dollars par jour. Des questions ?
— Non.
— Vous avez déjà été à Mogadiscio ?
— Oui.
— Parfait, vous ne serez pas dépaysé. L’enfer a de multiples facettes.
Tous les participants à la réunion se levèrent d’un seul bloc comme le Politburo soviétique, et Richard Spicer vint vers Malko et prit sa main dans la sienne.
— Je suis fier de vous, dit-il. Il semblait sincère.
Aisha Mokhtar lisait Vogue quand Malko débarqua chez elle.
— Alors, c’était important, cette réunion ? demandât-elle.
— Oui, d’autant que cela vous concernait en partie. Elle pâlit.
— Moi ?
— Oui. Scotland Yard a décidé que vous deviez quitter la Grande-Bretagne pour le moment.
La Pakistanaise se décomposa.
— Ils veulent me renvoyer au Pakistan ?
— Non. Au Kenya. Et je pars avec vous. Le visage d’Aisha Mokhtar s’éclaira.
— Au Kenya ! C’est merveilleux ! Il y a plein d’animaux là-bas. Des lions, des tigres, des éléphants… Je vais aller chez Harrod’s m’acheter des tenues tropicales.
— Nous partons maintenant, en avion privé, précisa Malko suavement, sans lui préciser qu’il n’y avait pas de tigres au Kenya. À mon avis, si vous arrivez à faire une valise en un quart d’heure, ce sera parfait. Et emportez vos deux passeports.
Subjuguée, Aisha Mokhtar alla prendre dans un placard une valise Vuitton et commença à la remplir. Malko avait un peu honte, mais, après tout, on ne fréquente pas Oussama Bin Laden sans prendre certains risques. Il s’assit dans un fauteuil et, dix minutes plus tard, Aisha Mokhtar annonça, toute fière :
— Ça y est, je suis prête !
Il prit sa valise et, cinq minutes plus tard, ils fonçaient vers Heathrow dans une Rover banalisée, escortés par une voiture de Scotland Yard munie d’un gyrophare.
— Comme c’est excitant, soupira Aisha Mokhtar, j’ai l’impression d’être la reine d’Angleterre…
Où va se nicher le romantisme… Ils mirent moins de trente minutes pour atteindre l’aéroport et la Rover pénétra directement sur le tarmac pour s’arrêter en face d’un biréacteur. Ellis MacGraw les attendait à côté de la passerelle et Malko fit les présentations. Ensuite, le chef de cabine monta leurs bagages et ils embarquèrent. L’appareil comportait huit sièges dont deux, au fond, se transformaient en couchettes. Discret, le chef de poste du MI6 s’installa à l’avant et ils décollèrent immédiatement. Aisha Mokhtar, subjuguée par cette atmosphère de luxe, ronronnait. La nuit tomba après le dîner. Délicate attention : on leur servit du Taittinger bien glacé. Aisha s’épanouit encore plus. Le MI6 savait vivre. Ellis MacGraw se tassa sur son siège et ne donna plus signe de vie. Le chef de cabine s’était retiré à l’avant, derrière la cabine de pilotage.
La Pakistanaise glissa soudain une main sous la chemise de Malko et, sa bouche contre la sienne, murmura :
— Je n’ai encore jamais fait l’amour en avion… Comme quelques centaines de millions de personnes…
À moitié allongée contre Malko, sa jupe était remontée, découvrant sa cuisse et l’attache de ses bas. Elle était quand même très excitante. Comme une chatte fait sa toilette, elle entreprit patiemment d’éveiller la libido de Malko, avec toute la technique qu’elle maîtrisait parfaitement, sans se soucier le moins du monde de la présence du fonctionnaire du MI6. Au contraire : Malko avait l’impression que sa présence accroissait son excitation. Ils avaient tout juste atteint l’altitude de croisière, et déjà Malko profitait d’une fellation digne de la reine de Saba. C’était quand même très bon avant Mogadiscio…
Aisha se redressa soudain, releva sa jupe et se retrouva à califourchon sur lui, toujours habillée. Avec dextérité, elle saisit le membre qu’elle venait de si bien préparer et le glissa dans son ventre, s’empalant d’un coup, avec un soupir d’aise. Ensuite, presque sans bouger son torse, elle se frotta d’avant en arrière, puis se pencha sur lui et dit à voix basse :
— Tu sais ce dont j’ai envie ? Il le savait.
Ce fut un peu acrobatique. De nouveau, elle changea de position, redressant le dossier du siège couchette pour s’y appuyer. Malko, agenouillé derrière elle, écarta son string et s’enfonça dans sa croupe d’une seule poussée.
— Oui, viole-moi ! J’ai mal, gémit la Pakistanaise. Elle respirait de plus en plus vite. Soudain, sentant Malko se répandre en elle, elle poussa un hurlement qui couvrit le bruit des réacteurs. Gentleman jusqu’au bout des ongles, Ellis MacGraw ne tourna même pas la tête.
Ensuite, ils reprirent une position plus classique. Malko, vidé par les émotions de cette journée, finit par s’assoupir, bercé par le chuintement des réacteurs. Il restait un menu détail à régler, avant l’arrivée à Nairobi : dire la vérité à Aisha Mokhtar.
Le soleil se leva sur la gauche de l’appareil. Un festival de couleurs à couper le souffle. Apaisée sexuellement, Aisha Mokhtar était d’une humeur de rêve.
— C’est génial de voyager comme ça, dit-elle. À propos, qu’est-ce qu’on va faire à Nairobi ?
— Moi, rien, répondit Malko, qui avait décidé de crever l’abcès. Je ne fais que passer.
Elle sursauta.
— Où allez-vous ?
— À Mogadiscio.
Elle mit quelques secondes à réaliser, puis s’exclama :
— En Somalie ! Mais c’est très dangereux là-bas. Qu’est-ce que vous allez y faire ?
— Vous ne vous en doutez pas ? On y a retrouvé la trace du passage de l’engin nucléaire. Je vais essayer d’en savoir plus. J’ai un contact à Mogadiscio, grâce aux services britanniques. Vous pourriez m’attendre à Nairobi, il y a de très bons hôtels et vous serez sous la protection des Brits.
Aisha Mokhtar contempla longuement le tapis vert qui se déroulait 30 000 pieds plus bas. L’Afrique. Dans une heure au plus, ils atterriraient à Nairobi. Le temps pour Malko de récupérer ses credentials, grâce à Ellis MacGraw, et il repartirait pour la Somalie. Aucune ligne régulière n’y allait, mais des tas d’avions partaient tous les jours de Wilson Airport, pour amener le khat. Tous prenaient des passagers. Il suffisait d’être attendu à l’arrivée par une escorte de mercenaires et ensuite, on plongeait dans l’inconnu…
— Quand je pense que je vous ai pris pour un play-boy mondain, à notre première rencontre ! soupira Aisha. Vous m’avez bien eue. Vous êtes un aventurier ! (Elle se tourna vers lui et ajouta :) Je ne veux pas rester toute seule à Nairobi. J’aurais peur…
Malko sourit intérieurement. Préférer Mogadiscio à Nairobi, où régnait certes une certaine sécurité, c’était une politique de gribouille… Il se félicita : son approche psychologique avait fonctionné. Sinon, il aurait été obligé de menacer Aisha, ce qui n’eût pas été élégant. Pourtant, il s’en voulait un peu.
— Vous savez, précisa-t-il, Mogadiscio est très dangereux. Il n’y a ni loi ni police. Rien. Urban jungle.
Elle eut un sourire ironique.
— Il y a quelques jours, en plein Londres qui est une ville sûre, on a voulu m’assassiner à coups de hache… Alors, vous me protégerez…
Ému de cette confiance, il l’embrassa chastement.
— La seule chance de stopper cet attentat qui peut causer des centaines de milliers de morts est de retrouver cet engin nucléaire à temps, dit-il. Sultan Hafiz Mahmood est muet pour longtemps. Il faut aller là-bas. Vous parlez arabe, donc peut-être pouvez-vous m’être d’un grand secours.
— Je ferai de mon mieux, promit-elle.
Le petit jet avait commencé sa descente sur Nairobi. La journée allait passer vite, même avec l’aide d’Ellis MacGraw. Qu’allait-il trouver à Mogadiscio ? Est-ce que les terroristes allaient le repérer ? L’expérience de l’agente du MI6 n’était pas encourageante.
Il avait beaucoup plus de chance de repartir de Mogadiscio dans un cercueil qu’en première classe.